Les meubles de l’esprit et de l’âme
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Les meubles de l’esprit et de l’âme

L'écrivain Fariha Róisín explique comment le fait d'investir dans la beauté de sa vie l'a amenée à créer un espace sûr pour elle-même.

Paroles de Fariha Róisín

photographie par Oumayma B. Tanfous

Bonnes personnes

Les meubles de l’esprit et de l’âme

Paroles de Fariha Róisín
photographie par Oumayma B. Tanfous

indéfini
Les souvenirs d’un chez-soi forment une collection importante pour la guérison.


Ces souvenirs, filtrés à travers des moments réconfortants et tangibles, vous permettent de définir la base de qui vous êtes. Un chez-soi est une nécessité sous-estimée. Lorsque vous n’en avez pas, le besoin d’en avoir un vous traverse telle une douleur insurmontable et le fait de ne pas avoir cette base peut vous faire souffrir d’une façon inconcevable.

Le désir d’un chez-soi est un motif que nous retrouvons dans l’art - qu’il s’agisse de le trouver à travers l’amour ou de le rechercher de façon abstraite - la reconnaissance spirituelle de se trouver soi-même, de s’aimer et d’aimer le monde, peut y être reliée. Votre vie à la maison vous rendait vous heureux? Si ce n’est pas le cas, cette absence peut être destructrice. Cependant, c’en est une que nous oublions souvent de légitimer puisque le privilège d’avoir un chez-soi vous façonne et vous offre une stabilité que d’autres personnes pourraient ne pas avoir.

Fariha Róisín

Il y a quelques années, dans un épisode de l'émission "On Being", le poète irlandais John O'Donahue a évoqué la façon dont le paysage naturel peut avoir un impact considérable sur la manière dont vous interagissez avec le monde : "Une grande partie de l'urbanisme, en particulier dans les zones pauvres, a doublement appauvri les pauvres par la laideur qui les entoure". Le fait de ne pas avoir accès à la beauté quotidienne - la façon dont les fleurs s'inclinent sous le soleil éclatant de l'été, ou le vert exubérant des premiers arbres du printemps - est une façon d'être encore plus désavantagé. Cela entrave donc votre capacité à guérir. "Il est compréhensible qu'il soit si difficile d'atteindre et de maintenir la douceur.

"La douceur est quelque chose que nous oublions souvent. Comment être doux avec soi-même et avec ce qui nous entoure est une bénédiction, mais quelque chose qui nous est rarement offert : le soin d'être doux avec soi-même, et donc avec les autres."

Si nous pensons que le monde n'a pas été gentil, beaucoup d'entre nous renforceront cette méchanceté afin d'inciter à la justice. Mais l'humanité est compliquée. Les miracles existent et ont une façon de se révéler. Accéder à la gentillesse - même si c'est parfois impossible - peut souvent être un moyen de signaler un miracle. Accueillir l'abondance vous rend abondant.

O’Donahue parle de la façon dont les environnements urbains manquent de confort, dont leur apparence sévère encourage les déplacements rapides et dont les sombres confins d’une jungle urbaine dans une ville comme New York peut offrir peu de place à un moment de répit ou de réflexion. Après y avoir réfléchi, j’ai commencé à me rendre compte de toutes les façons dont le capitalisme impose un mouvement constant de propulsion vers l’avant, sans nous donner l’espace nécessaire pour affronter notre passé ou nous permettre de revenir à nous-même par la guérison.

Le fait que beaucoup d’entre nous souffrent de traumatismes liés à nos ancêtres ou des cycles de violence liés à la suprématie blanche, au patriarcat ou au capitalisme, favorise la perpétuation de traumatismes. Sans s’allouer d’espace dans lequel nous pouvons guérir, nous demeurons piégés dans cet état. Et quand nous sommes provoqués, il nous est plus facile de complètement nous effondrer.

O’Donahue poursuit en expliquant la façon dont son amie qui vivait à Londres a été épuisée à cause de la pression de la ville. Elle était épuisée à cause du transport sans fin qui a été conçu purement par souci de fonctionnalité, des rues surpeuplées, des chahuteurs et des individus qui vous lui rentraient dedans sans en tenir compte. Elle a fini par décider de prendre une pause. “[Elle] a passé la semaine au bord de l’océan calme et s’est totalement rétablie. Elle est revenue à elle-même.”

"Sans donner d'espace pour guérir, nous nous suspendons dans cet état."
La beauté des paysages de la nature a la capacité de favoriser votre guérison.

Le savoir-faire nécessaire pour se comprendre soi-même, à travers la réflexion, en est un que nous commençons à peine à comprendre pleinement. Hollywood se rend soudain compte que la représentation a de l’importance. Vous ne pouvez pas priver les gens marginalisés d’une interprétation magnifique et honnête et s’attendre à ce qu’ils s’aiment sans être guidés.

Les environnements ont le même effet. Ne pas voir la beauté, ne pas pouvoir profiter des paysages de collines vallonnées ou d’immenses ormes qui vous enveloppent de leurs feuilles, des motifs d’écorces en tourbillon et les cercles intérieurs de gemmes comme l’améthyste; être dépouillé de cette beauté peut être catastrophique. Particulièrement si vous êtes privés de vos droits.

Dans « L’architecture du bonheur » d’Alan de Botton, l’auteur explique que l’architecture remplace le paysage naturel qui est perdu dans un milieu urbain. L’art et l’architecture musulmans comprenaient qu’afin d’inspirer les individus à se souvenir de Dieu, ils devaient être stimulés et touchés par les espaces qu’ils occupaient. Les mosquées ont été construites pour nous rappeler que Dieu est tout autour de nous.

Botton écrit: “L’équation d’ordre moral entre la beauté et la bonté prêtait à toute architecture un sérieux et une importance nouveaux.” Il poursuit en expliquant que : “nous pourrions même, comme les premiers théologiens le suggéraient, mieux comprendre Dieu à travers la beauté, car c’est Lui qui a créé toutes les belles choses dans le monde.”

"Mais, si nous ne pouvons pas - ou ne voulons pas - voir quelque chose de beau dans notre environnement, comment pouvons-nous espérer évoluer ? L'évolution dépend de l'inspiration."

Les philosophes se sont souvent demandés: qui est Dieu? Est-ce que Dieu est le reflet de qui nous sommes en tant qu’humains? Si c’est le cas, noter et se souvenir de la beauté est vital lorsqu’on considère notre propre divinité. Mais, si nous ne pouvons pas, ou ne sommes pas capable de voir quoi que ce soit de beau dans notre environnement, comment peut-on s’attendre à évoluer? L’évolution est conditionnelle à l’inspiration.

C’est pourquoi l’argent est un privilège, et le capital aussi.

Même si votre environnement immédiat n’a pas la capacité de vous inspirer la grâce, vous avez toujours la possibilité de voyager dans des lieux qui ont le pouvoir de vous régénérer. Mais c’est l’histoire de l’œuf ou la poule - vous ne pouvez pas l’obtenir, si vous n’êtes pas capable de vous connecter avec votre propre âme, et si vous ne pouvez pas vous connecter avec votre âme, combien de fois est-ce votre propre faute? Particulièrement quand le bien-être est plus facile à atteindre pour les privilégiés.

Je n’ai pas grandi dans une bonne maison. J’ai été une enfant victime de violences parentales.

Ces deux choses m’ont empêchée d’avoir accès aux « jolies choses », croyant rarement que je les méritais. Mais lorsque ma santé mentale s’est dégradée, j’ai réalisé que j’avais besoin d’une technique efficace pour m’en sortir et c’est alors que j’ai trouvé une manière de gérer ma douleur. J’ai commencé à réaliser que j’avais un certain pouvoir, comme nous tous, pour maîtriser mes émotions de manière à guérir. J’ai réussi à le faire grâce à différentes méthodes, mais j’ai lentement commencé à me bâtir un chez-moi grâce à des objets que j’ai collectionnés. Dans un premier temps, j’ai commencé par investir dans les céramiques. Petit à petit, avec mes revenus modestes, je me suis bâtie un catalogue de belles choses.

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Peu après, ma collection s’est agrandie,des tapis afghans, des bouquets de tulipes sur une base régulière, du bon vin naturel, des livres à couverture rigide de Zadie Smith. Je me bâtissais le chez-moi que je n’avais jamais eu. Mon propre havre de paix. Tout comme Donald Judd, je suis devenue un pourvoyeur de spécificité. Il était connu pour le fait de collecter une chose quand il l’aimait. Je me suis retrouvée à faire la même chose. Si je voyageais, j’amenais avec moi la même bouteille de Jasmine Oud, la même huile Everyday, la même couverture rayée volée dans un avion – pour que mon chez-moi soit toujours avec moi, peu importe où j’allais. Je me suis trouvée dans la beauté de ces objets. Et, cette sérénité a commencée à se refléter sur la manière dont je me voyais, et puis la compassion que je pouvais donner au monde.

Je parviens mieux à investir dans la beauté de ma vie et à créer un lieu sûr pour moi-même. J’ai fait cela par moi-même, parce que j’étais lasse de ma propre douleur.

Il y a un moment dans l'interview où O'Donahue fait une pause et commence une déclaration sur laquelle je reviens le plus souvent. "J'aime la phrase de Pascal, qui dit qu'il faut toujours avoir quelque chose de beau à l'esprit. La beauté est partout et devrait être accessible à tous, et si elle est difficile d'accès physiquement, l'esprit peut vous aider à vous y retrouver. Comme le dit O'Donahue, "j'ai souvent - comme dans les moments où cela a été vraiment difficile pour moi, si vous pouvez garder une sorte de petit contour que vous pouvez regarder de côté, de temps en temps, vous pouvez supporter une grande noirceur."

"Je suis meilleur pour avoir investi dans la beauté de ma vie. D'avoir créé un espace sûr pour moi. J'ai fait ça toute seule parce que j'étais fatiguée de ma propre douleur."

Fariha Róisín
À propos de Fariha Róisín

Fariha Róisín est une écrivaine australo-canadienne basée à Brooklyn, New York. Avec un intérêt pour son identité musulmane, les races, la culture pop et les films, elle a écrit pour Al Jazeera, The Guardian, Vice, Fusion, Village Voice et d’autres. Fariha travaille actuellement sur un livre de poésie intitulé « How to Cure A Ghost » (Abrams, automne 2019) ainsi qu’un journal sur la femme/ l’émancipation du corps non-binaire, intitulé « The Body positive » (Abrams, automne 2019). Elle travaille également sur son premier roman intitulé « Like A Bird » (Unnamed Press, automne 2020).